Dans les mailles du filet. Comment les grandes surfaces françaises font face à l’utilisation de poissons sauvages dans les chaînes d’approvisionnement aquacoles

May 2021 Report
Dans les mailles du filet. graphic of supermarket fish shelves

Résumé

La France est l’un des plus grands pays consommateurs de produits de la mer dans l’UE. La consommation moyenne par habitant en France est d’environ 34 kg par an (1,5 fois la consommation moyenne dans l’UE). En 2019, la somme dépensée par les ménages français pour leur consommation à domicile de produits de la pêche et de l’aquaculture a été d’environ 8 milliards d’euros (36 % pour les produits traiteurs réfrigérés, 32 % pour les produits frais, 16 % pour les surgelés et 15 % pour les conserves). La plupart des achats de poisson réalisés par les ménages français pour leur consommation à domicile se fait dans les grandes et moyennes surfaces. De ce fait, les supermarchés ont une responsabilité importante dans la gestion des océans. Cette étude explore dans quelle mesure assument-ils cette responsabilité au travers de la commercialisation de produits de la mer issus de l’élevage.

D’après la FAO, en 2017, 93,8 % des stocks mondiaux de poissons marins avaient été exploités à leur limites écologiques ou étaient victimes de la surpêche. Étant donné que de nombreuses communautés locales dans le monde dépendent de stocks de poissons pour répondre à leurs besoins nutritionnels et assurer leur survie, il est impératif que nos océans soient correctement gérés et valorisés. Dans ce contexte, l’aquaculture – ou la pisciculture – est présentée comme une solution : au lieu d’extraire les poissons de l’océan, nous pourrions les « cultiver », en créant ainsi une source saine de protéines sans atteindre les limites environnementales. Malheureusement, la réalité est bien différente : les plus grands acheteurs mondiaux de poissons pélagiques – comme les sardines, le hareng ou les anchois – sont les industries de l’aquaculture et de l’élevage. Près d’un cinquième des débarquements mondiaux de poissons marins sont actuellement utilisés pour produire de la farine et de l’huile de poisson (FMFO, acronyme anglais pour Fish Meal and Fish Oil) qui alimentent l’élevage industriel et l’aquaculture. La demande devrait croître à mesure que l’industrie de l’aquaculture se développe. 69 % de la farine de poisson et 75 % de l’huile de poisson sont utilisés pour nourrir les poissons d’élevage. Cependant, 90 % de ce poisson pourrait être utilisé directement pour nourrir l’humanité.

Plus de la moitié des produits de la mer que nous consommons dans le monde proviennent d’installations d’aquaculture, une proportion qui augmente : on estime qu’ils représenteront 60 % de la consommation mondiale de poisson au cours de la prochaine décennie.

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Dans les étals des supermarchés, des espèces sauvages (comme la morue, le merlu, l’anchois, la lotte, le poulpe ou certains crustacés) cohabitent avec des espèces d’élevage (comme le saumon, la truite, les crustacés d’eau chaude, le bar ou la daurade). Mais ces dernières sont de plus en plus présentes, ce qui implique qu’un grand nombre d’espèces sauvages sont indirectement consommées du fait de l’« aquaculture nourrie », le nom donnée à l’aquaculture lorsqu’elle a recours au FMFO pour alimenter les poissons d’élevage.

Cependant, très peu de consommateurs connaissent l’origine du poisson qu’ils achètent, s’il est d’élevage ou pas, et encore moins comment il a été nourri. Ce rapport a pour but de fournir aux consommateurs français des informations sur les impacts de l’industrie aquacole dans le monde, la France étant un des plus grands pays consommateurs de produits de la mer dans l’UE, le troisième plus grand marché de consommation de poisson frais de l’UE et le second producteur de produits aquacoles de l’UE.

En 2017 environ 53 millions de tonnes de poissons (51 à 167 milliards de poissons) furent produites dans les fermes du monde entier.f Une densité de population élevée y est la règle, les poissons y sont gardés dans des environnements stériles (cages simples et uniformes, canaux, etc.), présentant une complexité environnementale bien moins riche que leur milieu naturel.g Ce contexte peut être à l’origine de nombreuses agressions et blessures, tout en augmentant le risque de transmission de maladies. De plus, ils sont souvent exposés à des manipulations extrêmement stressantes, ce qui conduit à des taux de mortalité très élevés. Par exemple, les traitements mécaniques pour éliminer le pou du saumon entraînent des carences du bienêtre animal et des morts massives. Malheureusement, comme le montre notre investigation, les enseignes de la grande distribution ne surveillent pas les mortalités dans les fermes qui les fournissent en produits de la mer. Ils ne prennent pas en compte non plus la mortalité causée par la mise à mort de poissons sauvages utilisés comme aliments.

Plutôt que d’être une solution à la crise complexe qui menace la santé de nos océans et de la vie marine, l’aquaculture fait peser un fardeau inacceptable sur les populations de poissons sauvages et les écosystèmes marins, mettant en péril la vie et les moyens de subsistance des populations et des communautés locales qui en dépendent dans les pays où ils sont pêchés. Compte tenu de l’intérêt croissant du public pour l’origine de nos aliments et pour une alimentation responsable et saine, le secteur de la distribution ne peut plus se permettre de fermer les yeux sur ce problème.

Avec un modèle responsable, l’élevage de poissons et de fruits de mer pourrait un jour alléger la pression sur les populations marines, mais le modèle actuel est largement insoutenable et les scientifiques préviennent que si nous continuons sur la même voie, nos océans atteindront un point de non-retour.

Les supermarchés ont un pouvoir important pour façonner les goûts du public et les options d’achat, ainsi que pour éduquer les consommateurs sur l’impact des différents types de consommation. Dans leur rôle d’intermédiaires entre les producteurs aquacoles et le public, ils sont les acteurs les plus puissants du marché. Ils sont les arbitres des règles de la production alimentaire tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement et, à ce titre, portent la responsabilité de faire en sorte que leurs fournisseurs s’assurent de la bonne gestion des océans.

 

Des résultats décevants pour la grande distribution française

Dans ce rapport, les huit principaux acteurs de la grande distribution en France ont été classés selon un système basé sur un ensemble de critères conçus pour évaluer l’efficacité avec laquelle ils assument leur responsabilité de protéger nos océans et d’offrir à leurs clients des poissons et fruits de mer d’élevage issus d’une production durable.

Seulement quatre enseignes sur huit ont répondu à notre questionnaire : Auchan, Carrefour, Système U et Intermarché/Les Mousquetaires. Elles reconnaissent l’existence d’un problème lié à la présence de farine et d’huile d’espèces sauvages dans les aliments aquacoles, cependant seulement trois d’entre elles – Auchan, Carrefour et Système U – ont pour objectif de réduire l’utilisation de FMFO en aquaculture, et une seule d’entre elles – Auchan – affirme avoir pour objectif de l’éliminer à terme (sans pour autant préciser d’échéance pour cet objectif).

En comparant le classement que nous avons fait dans les différents pays, avec les mêmes indicateurs et la même méthodologie, il est surprenant de constater que les enseignes aient des politiques si différentes et que les résultats soient si décevants en France. Pour comparaison, au Royaume-Uni par exemple, la grande majorité dépasse 20 % et trois obtiennent plus de 30 %, dont Tesco (60 %) et Marks & Spencer (44 %). Quant à l’Allemagne, les résultats sont meilleurs qu’en France aussi : plus de la moitié dépasse le 20 %, dont Kaufland (48 %) et LIDL (38 %).

Il est surprenant qu’une entreprise comme Carrefour, qui devrait avoir une politique de groupe sur des sujets aussi importants, ait obtenu des résultats si différents en France (27 %) et en Espagne (8,5 %).

Relation étroite entre les supermarchés et les pratiques non durables

Nos précédents travaux de recherche ont prouvé qu’il existe une relation étroite (plus ou moins directe selon les cas) entre le secteur FMFO, le secteur aquacole et la distribution. Dans certains cas, cette relation devient encore plus évidente : c’est le cas de la société Mowi, le plus grand producteur mondial de saumon atlantique et l’un des plus grands producteurs mondiaux d’aliments pour l’aquaculture, qui fournit une partie du saumon de Système U, Auchan et de Carrefour, comme nous le décrivons au chapitre 3. C’est aussi le cas de la société Lerøy, l’un des plus grands producteurs européens de poissons d’élevage, qui fournit entre autres Carrefour. Compte tenu du manque de transparence de la plupart des enseignes françaises de la grande distribution, il est probable que ces producteurs approvisionnent également d’autres supermarchés en France.

Les sociétés norvégiennes Mowi et Lerøy sont les deux principaux producteurs mondiaux de saumon d’élevage. Directement ou indirectement, ils s’approvisionnent en quantités importantes de FMFO à partir de sources très problématiques, telles que l’Afrique de l’Ouest (Mowi s’est procuré plus de 10 000 tonnes d’huile de poisson en Mauritanie en 2019) et le Pérou (la source de plus d’un quart de l’huile de poisson de Lerøy en 2019). Nos précédents travaux d’investigation ont révélé de nombreux problèmes environnementaux et sociaux liés au FMFO produit en Afrique de l’Ouest et au Pérou – y compris l’effondrement des populations de poissons, des pratiques de pêche illégales et le détournement de poissons propres à la consommation humaine.

Deux grandes surfaces sur huit – Auchan et Carrefour – affirment surveiller auprès de certains de leurs fournisseurs le pourcentage volumétrique de mortalité des poissons d’élevage, mais aucune d’entre elles ne constitue une liste noire des fermes à plus forte mortalité. Ceci est un indicateur important du bien-être des poissons et du gaspillage. Par exemple, un rapport récent a révélé que plus de 50 millions de saumons sont morts prématurément ou se sont échappés des fermes de Mowi au cours de la dernière décennie, ce qui a coûté à l’entreprise plus de 1,7 millions de dollars.

Bien que certaines enseignes françaises commencent à prendre des mesures positives pour éliminer progressivement l’utilisation de poissons sauvages dans leurs chaînes d’approvisionnement aquacoles, il est clair que la grande distribution française a un long chemin à parcourir avant de pouvoir donner des garanties sur le fait que leurs chaînes d’approvisionnement aquacoles ne nuisent pas à la vie marine. Un changement de cap rapide est nécessaire pour empêcher l’aquaculture de dépendre des poissons sauvages et pour garantir que la croissance et les bénéfices de cette industrie en plein essor ne se fassent pas au détriment de nos océans et des communautés locales. Il est temps pour la grande distribution de renforcer ses engagements en matière de durabilité, et de reconnaître les risques posés par ses chaînes d’approvisionnement aquacoles. Il est temps pour elle de s’engager à éliminer progressivement l’utilisation de poissons sauvages dans l’alimentation des poissons et fruits de mer d’élevage, un objectif à atteindre d’ici 2025. 

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